— Toutes les tempetes de la terre se sont donnees rendez-vous pour nous donner la chasse depuis que je possede ce maudit caillou ! avait-il dit a Garin. Je suis heureux de m'en debarrasser car il m'a porte malheur. Tout ce qui peut tomber en fait de calamite sur un navire, je l'ai eu, jusqu'a la peste au large de Malabar. En bon chretien, je dois dire que cette pierre est malefique, aussi malefique qu'elle est belle. Je l'aurais gardee peut-etre parce que pour moi rien n'a plus d'importance, je mourrai bientot ; mais son prix dotera ma fille...
Garin avait paye et pris le diamant. Il n'etait aucunement superstitieux et ne croyait pas au mauvais sort, chose rare a son epoque. Il ne s'attachait qu'a un fait : la beaute de cette pierre unique, volee, comme le lui avait avoue le capitaine venitien au front d'une idole, au fond d'un temple perdu dans la jungle.
Catherine connaissait l'histoire du diamant, pourtant elle ne craignait pas de le porter. Bien mieux, il la fascinait et tout a l'heure, quand Sara l'avait dispose sur son front, elle s'etait prise a rever de cette statue paienne dont, jadis, elle avait orne le visage.
— Il est temps de vous rendre dans la grande salle, dit la Grande Maitresse. Monseigneur vient d'arriver et les princesses ne tarderont guere. Je me rends aupres d'elles. Courage !...
En effet, dans les profondeurs du palais, un appel prolonge de trompettes venait d'annoncer l'entree du duc Philippe.
— Venez ! fit Garin brievement en offrant son poing leve.
La grande salle offrait un spectacle si eblouissant qu'on ne remarquait meme plus les magnifiques tapisseries d'Arras, representant les douze travaux d'Hercule que Philippe avait apportees avec lui et qui couvraient les murs. Seigneurs et dames s'y pressaient sur le dallage noir et blanc, luisant comme un miroir d'eau ou se refletaient leurs silhouettes scintillantes.
Peut-etre parce qu'il tranchait violemment sur cette assemblee coloree, Catherine ne vit que le duc en penetrant dans la salle. Il etait aussi noir qu'elle-meme de vetements, portant ce deuil perpetuel et hautain, qu'il avait jure de garder, dans la chapelle de la Chartreuse de Champmol, sur le corps de son pere assassine.
Il se tenait debout, sous un dais sureleve de plusieurs marches ou trois fauteuils avaient ete disposes pour les trois ducs souverains, celui de Bourgogne occupant evidemment le milieu, l'Anglais la droite et le Breton la gauche. Le haut dossier de chaque fauteuil reproduisait, brodees en soies brillantes, les armes des trois princes et le dais etait de toile d'or. Sur ce decor la aussi Philippe ressortait, mince et sombre. Mais un magnifique collier de rubis et d'or, pendant sur sa poitrine, relevait la severite de son costume.
Lorsque Catherine parut, toutes les conversations cesserent. Un silence subit s'abattit sur la salle, si profond, si inattendu que les musiciens, dans leur tribune au-dessus de la porte, poserent leurs instruments et se pencherent pour voir. Interdite, Catherine hesita un instant, mais la main de Garin la soutenait et l'entrainait a la fois. Elle s'avanca alors, les yeux baisses pour ne pas voir les regards attaches sur elle, surpris et ardents chez les hommes, non moins surpris mais envieux chez les femmes. Les chuchotements qui s'elevaient etaient bien suffisamment genants.
Ermengarde avait raison. Ce soir sa beaute faisait scandale parce qu'aucune autre femme ne pouvait soutenir la comparaison...
Catherine avait la sensation de s'avancer entre deux murs avides et malveillants qui ne lui feraient grace d'aucun faux pas. Qu'elle chancelat et les murs se refermeraient sur elle pour l'ecraser et la reduire a neant. Elle ferma les yeux un instant, prise d'un vertige. Mais la voix de Garin s'elevait, froide, mesuree.
— Daigne Votre Grace me permettre de lui presenter mon epouse, dame Catherine de Brazey, son obeissante et fidele servante...
Elle ouvrit les yeux, regarda droit devant elle et ne vit que les longues jambes noires de Philippe, ses pieds chausses de poulaines de velours brode. La main de Garin, qui l'avait arretee aux pieds du dais, lui dictait imperieusement sa volonte. Elle flechit le genou, baissa la tete tandis que sa robe s'etalait autour d'elle. La reverence fut un miracle de grace lente et ceremonieuse. En se relevant, la jeune femme releva aussi les yeux. Elle vit que Philippe etait descendu de son trone, qu'il lui souriait, tout pres d'elle et prenait la main que Garin venait d'abandonner.
Venus, seule, Madame, a le droit d'avoir tant de grace et de beaute !
Notre Cour, si riche deja en belles dames, va, par votre presence, devenir incomparable au monde, dit Philippe assez haut pour etre entendu de toute l'assistance et, nous remercions votre noble epoux de vous avoir conduite jusqu'a nous. Nous savons deja en quelle estime vous tient notre auguste mere et il nous plait qu'a tant de charmes vous alliez aussi la modestie et la sagesse...
Un murmure s'etait eleve dans la foule. Le nom de la duchesse-douairiere avait produit l'effet qu'en escomptait Philippe. Il elevait entre Catherine et la jalousie qu'eveille tout astre naissant, un mur de protection. On ferait tout pour abattre la future maitresse du prince, mais, si la redoutable Marguerite la protegeait, l'attaque devenait plus difficile.
Un peu de rouge etait monte aux joues pales de Philippe et ses yeux gris brillaient comme glace au soleil, tandis qu'il detaillait avec un ravissement visible le visage de Catherine. Sa main tremblait legerement autour des doigts menus, glaces par l'emotion et, a la grande surprise de la jeune femme, une larme brilla un court instant sous la paupiere du prince. C'etait l'homme de l'univers qui pleurait le plus facilement. Le moindre emoi, artistique, sentimental ou autre, lui arrachait des larmes et, lorsque son c?ur etait touche de douleur, il pouvait repandre de veritables torrents mais, cette curieuse particularite, Catherine l'ignorait encore.
Une dizaine de herauts, portant de longues trompettes d'argent ou pendaient des flammes de soie pourpre, franchirent les portes de la salle, se rangerent sur une seule ligne et emboucherent leurs instruments. Un appel fracassant retentit, rebondit jusqu'aux voutes qui le renvoyerent en ondes joyeuses sur l'assistance. La main de Philippe, a regret, laissa glisser celle de Catherine. Les princes invites arrivaient...
Trois hommes franchirent le seuil. En tete marchaient Jean de Lancastre, duc de Bedford et Jean de Bretagne. L'Anglais, age de trente-quatre ans, roux et mince, avait la beaute celebre des Lancastre mais une expression d'orgueil intense et de cruaute native qui, figeant ses traits presque parfaits, leur enlevait tout charme. Il avait un regard de pierre sous lequel se cachait une redoutable intelligence, un sens profond de l'administration. Aupres de lui, Jean de Bretagne, carre, aussi large que haut, paraissait rustre malgre son magnifique costume fourre d'hermine et son visage intelligent, mais le troisieme homme etait sans nul doute le plus interessant. Carre, lui aussi, mais athletique et d'une taille largement au-dessus de la moyenne, il semblait cree de tout temps pour porter l'armure. Ses cheveux blonds, coupes en couronne, coiffaient un visage affreux, couture de blessures recentes et traverse d'une profonde balafre, mais les yeux, aigus, profondement enfonces, avaient le bleu candide des yeux d'enfants et, quand un sourire se jouait sur ce visage ravage, il en prenait un charme etrange.
Arthur de Bretagne, comte de Richemont, n'etait sans doute plus un beau seigneur malgre ses trente ans. L'effroyable journee d'Azincourt etait inscrite en toutes lettres dans les blessures de son visage et, un mois plus tot, il etait encore au fond des geoles anglaises, prisonnier a Londres. Mais il etait mieux qu'un vaillant soldat : un homme valeureux, que l'on devinait loyal. Richemont etait le frere du duc de Bretagne et s'il acceptait de devenir le beau-frere de l'Anglais, c'etait pour deux raisons : d'abord parce qu'il s'etait epris de Marguerite de Guyenne, ensuite parce que ce mariage arrangeait la politique de son frere, tout entiere tournee vers la Bourgogne pour le moment.